""En une vaste étendue sibérienne, où règne un silence délié, un homme revêtant une robe noire trop légère pour le froid tombe des nues. Idéaliste déchu, il est recueilli par une tribu ayant à cœur de lui montrer le désastre régnant. Il chemine avec eux pendant des nuits et des lieux, se privant de pitance par dégoût de leur viande pour se blottir le soir contre la fatigue des chiens. Ses lettres rapportent que son être habitué à la tempérance des pays où règne l'unanimité tente d'esquiver le courroux des hommes ayant la force du rêve à leur portée, mais vite les pires infections l'assaillent. Un premier décembre, il s'effondre par terre, quémandant un peu d'eau du lac, si près. Les étrangers qui l'accompagnent lui refusent ce breuvage en lui ordonnant de sucer l'eau sale perlant sur la neige, d'une amertume telle qu'on ne la retient point en son estomac. Il adresse alors au Sorcier le désir de parler à un Père de sa mission, on lui répond par la voix des rêves que son royaume sera défait,
Peu importe ses velléités. Maigre de dix jours de pitance régurgitée, face tournée contre le ciel d'un abri qu'il disait, aux premiers jours, beau palais semblable aux cathédrales de chez lui, il se rappelle des silences, crachés dans ses poings fermés, aussi ces apparitions qui donnèrent le ton à sa jeunesse et pour lesquelles il se voulut saint. Au-dessus de sa tête, cet être détestable, le Sorcier Carigonan, qui connaît les herbes et dont les visions s'avèrent, lui apprend un matin qu'il devra mourir seul, qu'on ne s'embarrasse point d'un corps malade, d'une âme en peine. Nous avons recueilli quelques épîtres sur la neige, adressées au Révérend Père, s'étirant du début de sa maladie jusqu'à son retour à la cendre. Nous avons cru bon laisser sa langue telle quelle pour respecter sa voix étrange.
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LE SILENCE DES TROUPEAUX
Blagovešensk, décembre MDCXI.
Brvlé par le froid, i'avance (moy sevl qvi écris cette lettre) svr vos terres désolées où des esprits mav- vais m'harassent. I'ai sovvenir lointain de vovs, Père, de ces qvarante nvits à esprovver la tentation de svccomber à l'absolve déchirvre
Qve ie svbis fin sevl & versé vers vovs encor & povrtant. Des rosbes noires de nostre mission racontent svr moy pires choses qv'esprit hvmain pvisse endvrer sans renier votre grandevr. Ie me repens m'infligeant la discipline en terres de Bratsk & Nevve-Angarsk, sevl avec les épîtres de la fin qve ie vovs livre ainsi transi de remords.
Des renégats se moqvent chaqve jovr dv désastre des conversions & d'avtres misères liées à la fin dv monde d'icy qve ie ressens si fatale- ment. D'avtres extasiés s'effraient de ma maigrevr telle qve les os transpercent la peav (c'est irrémédiablement soit vn scorbvt soit vne tristesse âpre à movrir, hvrlent-ils en langves, devant moy qvi s'incise plvsievrs fois les gencives avec vn os de chien povr contrer cette gan- grène qvi m'empêche de parler avdiblement, conséqvence d'vn pétvn rendant follement désespéré & donc sage selon votre ordre déchv).""